lundi 24 mars 2014

Philippe Dumat : Mémoires d'un inconnu (Partie 1/7)

Philippe Dumat (1925-2006) fut l'un des tous premiers comédiens à m'accorder sa confiance et à m'offrir son amitié. Quelques mois après sa mort, sa veuve, Babette, m'offrit une copie des mémoires que Philippe avait commencé à rédiger (certainement dans les années 70/80, au regard de la qualité du papier de ces 71 pages dactylographiées), aidé de sa première épouse Nicole Vervil qui avait tapé le texte à la machine. Philippe fut-il rapidement découragé par cette tâche ardue? En tout cas, ses souvenirs inédits (nommés Mémoires d'un inconnu) sont inachevés, coupés nets au milieu d'une phrase, et s'arrêtent à la Libération. 
Bien qu'ils ne concernent pas le doublage et le cinéma, et n'abordent que ses débuts au théâtre (théâtre sous l'Occupation, tournées minables en province, etc.), je me suis dit avec le temps que ces souvenirs de jeunesse pouvaient toucher et faire rire tous les fans et amis de Philippe, réputé pour son sens de l'auto-dérision, et avaient donc toute leur place dans mon blog qui essaie de rendre hommage aux artistes de l'ombre de toutes les manières possibles...
J'ai donc le plaisir de vous offrir, avec l'autorisation et le soutien toujours chaleureux de Babette Dumat, ces mémoires sous la forme d'un "feuilleton" hebdomadaire. Bonne lecture!






Une personnalité du monde des Lettres, des Arts, des Sports, de la Politique, des Sciences, un grand chef de guerre, un fameux explorateur ou un truand renommé, bref quelqu'un de connu racontant ses souvenirs, cela a quelque chose de fascinant pour l'auteur et le lecteur... d'instructif aussi. Mais n'est-il point captivant pour l'un d'entre les autres de narrer à son tour les diverses étapes d'une vie anecdotique... ou tout au moins d'essayer ? C'est pourquoi je m'attaque à cette petite pyramide et si je dois être le seul à me lire du moins revivrai-je, en connaissance de cause, quelques phases d'une existence qui me tient à cœur.

Il n'est pas question pour moi de chercher à laisser un souvenir mais plutôt de concrétiser un présent, en me prouvant à moi-même que j'ai pu vaincre l'indolence naturelle attachée à mon signe astral. Depuis bien longtemps, j'ai tendance à m'appuyer sur le dicton humoristique " Il ne faut jamais remettre au lendemain ce que l'on peut faire le surlendemain !". Aujourd'hui, je décide de prendre ‘la bille’ (il faut bien vivre avec son temps, même si la poésie y perd).

Les années passent, l'introspection devient plus sérieuse.  On s'aperçoit que la vie de chaque être est une épopée en soi, même si elle apparaît parfois bien banale. Elle est unique, donc intéressante et respectable. Tout le monde ne peut pas être Michel-Ange, émettre la théorie de la relativité ou inventer la pénicilline, mais chacun est soi et c'est déjà beaucoup.

Le grand problème, en fait, est de bien se connaître, de s'admettre… se supporter… voire se corriger si le croquis vous semble perfectible. Mais je cesserai maintenant d'enfoncer des portes ouvertes car mon but n'est pas de philosopher (même au ras des pâquerettes…) mais de me raconter. J'admire tous ceux qui savent, au fil d'un livre ou d'un article de presse, exprimer avec style et simplicité, les pensées confuses qui nous effleurent à longueur de journée… Mais qui peut vous narrer ce qui m'est arrivé ? Alors, en attendant que vous me parliez de vous, je me permets de vous conter quelques historiettes qui ont émaillé mon parcours.


Je planterai le décor en me présentant : Je suis né un 4 Mars de l'année 1925 (pourquoi dis-je « un » ? Vous avez tout de suite compris qu'il n'y eut qu'un 4 Mars cette année-là). D'après ma mère, je vins vers 2 heures du matin, mais très rapidement (déjà cette peur de gêner !). Point de prétention à dire que j'étais un beau bébé, puisque je n'y étais pour rien. J'aurais pu être un fils à papa, j'en fus un "sans". En effet, j'avais huit ans et mon unique frère trois lorsque mon père déserta le foyer conjugal, laissant à une épouse démunie mais courageuse, le soin d'amener à maturité les deux jeunes plantes que nous étions. Hommage soit rendu à Maman pour ses sacrifices et sa ténacité. Tous ceux qui ont eu le malheur de grandir au sein d'une famille privée de son chef portent la marque indélébile de cette néfaste situation. Nous avons en la chance de ne point mal tourner, ce qui a fait dire aux intimes :"Ils ont un bon fond, ces petits". Je ne juge pas, je déplore et même je pardonnerais si j'étais la seule victime. Il n'empêche que ce fût là le premier coup dur de mon existence.
Je serai bref sur mes études. Elles ne furent guère brillantes et, cela dit sans me vanter, je fus un mauvais élève. Pas plus bête et paresseux qu'un autre, doué d'une belle mémoire mais maladivement chahuteur. Besoin de faire rire les autres. Le processus était immuable : « Dumat, fais-nous marrer ! ». La bêtise suivait. « Qui a fait ça ? »
«  C'est Dumat M'sieur »
«  Dumat, sortez !... Dumat, 500 lignes... Dumat, en retenue… Dumat, faites le tour de ces trois arbres, les mains derrière le dos, etc. »
Comment expliquer cet irrésistible besoin de dissipation, malgré le désespoir qui accompagnait l'inévitable punition ? Un psychiatre pourrait le dire. La demi-pension puis la pension, rien n'y fit. Je ne me suis jamais fait à l'état de pensionnaire, pas plus que je ne supportais le chagrin que je causais à ma mère, ou les reproches d'une famille réunie pour fustiger ma conduite.
Et pourtant, l'attrait de la gaudriole était le plus fort. Un fait à noter : je réussissais mes examens de passage, au grand dam des professeurs, en travaillant d’arrache-pied le dernier mois de l'année scolaire. Renvoyé de Ste-Croix de Neuilly (surtout, je pense, par crainte des difficultés pécuniaires de  ma mère), j'atterris au Cours Richelieu. Là, un professeur quelque peu sadique, me faisait présenter les ongles des mains repliés vers les pouces, avant d'y appliquer quelques coups de baguette, du plus agréable effet. En fin d’année, je participais à la séance récréative, organisée avec le concours des bons élèves. Le professeur fût navré de me récompenser mais je récitais bien et j'eus un certain succès dans La Farce de Maître Pathelin. Admis ensuite au lycée Carnot, en surnombre, grâce à l'intervention d'un oncle recteur d'Académie, je ne fis guère honneur à ce dernier. Je n'eus pas besoin d'une brouette pour emporter mes prix et fus, là aussi, rendu à ma famille. Par déférence pour mon oncle, on écrivit une lettre « conseillant de me diriger vers une autre branche d'activité » !
Puis, ce fût Lagny ; le pensionnat St Laurent, où je souffris deux années durant, victime de ma dissipation et souvent privé de sortie, ce qui affligeait me mère autant que moi.

A la fin de l'année scolaire 38-39, et alors que j'avais obtenu, sur les chapeaux de roues, le droit d'accéder en classe de 3ème, ma mère me fit part de ses difficultés financières grandissantes. Il était évident que je devais songer à gagner ma vie. Or, à 14 ans, et avec le beau bagage intellectuel que vous pouvez imaginer, les débouchés sont limités. Au fond de moi-même, le désir de devenir acteur était solidement ancré. Dans les huit premières années de ma vie, j’avais beaucoup fréquenté les coulisses et salles de spectacles, car mon père (qui possédait une fort belle voix de basse) participait, en dehors de son métier, à des représentations d'amateurs ou de professionnels tout à fait valables. Il s'agissait surtout de galas au profit d’œuvres charitables. Lorsqu'on voulait m’infliger une punition, on me privait de spectacle et j'étais alors désespéré, même si j’avais déjà vu six fois le dit-spectacle. Ajoutez à cela mon goût pour la récitation et ce besoin instinctif de faire rire les autres. Bref, une espèce de vocation dormait en moi.
Lorsqu'on m'arracha des bancs de l'école, qu'allait-on faire de moi ? Mon grand-père maternel avait son idée là-dessus. J’aimais tendrement mes grands-parents Dumas (nom de jeune fille de ma mère) et il en aurait surement été de même pour mes grands-parents Dumat (nom de mon père) si je les avais connus. Dans le cas du grand-père Marius, la crainte et l'admiration se mêlaient à l'affection. Je me dois d'ouvrir une parenthèse relative à ce petit monsieur d'un mètre soixante-sept, né en 1867 à Brive-la-Gaillarde, 3ème garçon d'une famille de seize enfants et très tôt orphelin. A dix ans, il quitta l'école après avoir envoyé son cartable dans la figure d'un professeur qui lui avait fait une réflexion déplaisante. Parti sur la route avec son baluchon et un franc en poche, il arpenta la France à pied, cirant les bottes et faisant le coursier, avant d'entrer par la petite porte dans une grande entreprise de chaussures. Ses dons commerciaux et ses seuls mérites lui permirent peu à peu de gravir les échelons de la hiérarchie. Un jour, il atteignit le sommet de l'entreprise et devint, sur la place de Paris, l'un des grands de la corporation. La réussite de ce « self-made-man » avait quelque chose d’encourageant pour un ignare de ma trempe.
Un jour donc, Grand-Père me prit à part et me parla pour la première fois comme à un être responsable :
« -Alors, mon petit, tu connais les difficultés de ta mère et tu conviendras que ta conduite à l’école ne justifie pas une prolongation de tes études. Mais je n’ai rien à dire dans ce domaine et je m’en fous. As-tu pensé à ce que tu désirais faire dans la vie ?
- (Timidement) Eh bien, grand-père, j’aimerais faire du théâtre.
-(Après un silence) Je t’ai demandé ce que tu voulais faire dans la vie.
-(Deux tons en-dessous) Je te dis, le théâtre me plairait bien.
- Il n’y a jamais eu de saltimbanque dans la famille, c’est pas maintenant que ça commencera. Bon, puisque tu sembles ne pas avoir d’idée, tu vas entrer dans la chaussure. J’ai suffisamment de relations chez Bally, les principaux directeurs et gérants de succursales ont été formés par moi. Ils feront de toi ce que j’ai fait d’eux, mais je te préviens, tu entreras par la petite porte afin d’apprendre l’ABC du métier.
-Je ne sais pas si j’aimerai ça..
-Tu aimeras ! Y a pas de raison. Moi j’avais la godasse dans la peau et je ne l’ai pas regretté. Demain nous irons voir M. Rocher. »
                Je n’avais plus qu’à obtempérer. A quatorze ans et demi on n’a guère d’autre choix. Quelques jours plus tard, j’entrais à la succursale de la rue du Havre, en qualité d’apprenti-vendeur. Une nouvelle étape de ma vie commençait.
                 
Les dix malheureux francs quotidiens que l’on m’accordait représentaient tout de même ma première paye. C’est important. Une ombre tragique au tableau : la France était entrée en guerre. Je dois dire que cette épreuve me frappait encore assez peu. L’immobilisme des combats aidant, la guerre était surtout pour moi la lecture des journaux avec découpage des communiqués de guerre et photos adéquates (cette manie représentant pour moi un intérêt historique m’est restée durant des années car la paix n’a, hélas, jamais régné en totalité sur notre pauvre planète).
                Mes premiers pas dans la chaussure me confirmèrent le peu d’attrait qu’exerçait sur mon être cet ustensile indispensable. Il faut dire aussi que la vérification du compostage des étiquettes ou celle du bon appareillage de deux souliers, ajoutés à la livraison à domicile de quelques paquets ne présentaient pas un intérêt majeur. Le gérant était pourtant un homme adorable, fort bon et patient à mon égard.
                Arriva juin 40, qui scella dramatiquement le destin du pays. Après quelques courtes semaines de combats pour les uns et de débandade pour les autres. La date du 2 juin (plus communément admise comme celle du « coup de poignard » de l’Italie) marqua l’interruption de ma morne carrière dans la chaussure.
                Toute ma famille maternelle, plus mon petit frère, avait émigré depuis quelques temps déjà vers St Jean de Monts. Seuls ma mère et moi demeurions dans la capitale. Les rumeurs stupides et alarmantes qui circulaient alors, l’entrée en guerre de l’Italie et la promesse d’une résistance décisive sur la Loire (sinon la Seine) nous amenèrent –tels les moutons de Panurge- à fuir un Paris menacé. Notre exode fut une page aussi mémorable que brève, tout juste bonne à meubler l’album aux souvenirs.
                La rapidité de l’avancée allemande avait contraint les autorités à incendier les dépôts de carburants autour de Paris. Il en résultait une épaisse fumée noire et graisseuse qui stagnait sur la ville. Portant deux énormes valises et un sac de marin amarré autour du corps par une grosse ficelle, tandis que Maman soulevait avec lassitude le carton à chapeaux… rempli de mes documents de guerre, nous arrivâmes tard le soir, à la gare Montparnasse. Tandis que je m’installais avec les colis dans le hall de la station du métro Bienvenue (abri idéal, aussi bien contre les avions, qu’en raison de la nappe de brouillard artificiel qui engluait Paris) Maman se mit en devoir de faire la queue devant les guichets fermés de la gare. Elle était la deuxième dans la file d’attente et passa ainsi stoïquement toute la nuit. Lorsqu’au petit jour les guichets ouvrirent, elle découvrit avec horreur que la distribution des tickets s’effectuait à l’autre bout du hall. L’Evangile a beau nous prévenir que les premiers seront les derniers, le choc qu’elle ressentit en se voyant avant-dernière dans cette foule immense qui piétinait, se traduisit par un évanouissement spontané. Lorsqu’elle fit irruption, hagarde, dans le sous-sol du métro où j’étais allongé sur nos bagages et m’apprit sa mésaventure, je compris que ce serait notre exode. « Tant pis, me dit-elle, essayons d’entrer sur le quai sans billet ».
                Reprenant mes fardeaux et enjambant les corps entassés, je refis surface tandis qu’elle vitupérait mon inutile carton à chapeaux. Fonçant avec d’autres personnes dans la rampe interdite de « feue » la gare Montparnasse, nous nous lançâmes à travers le cordon des gardes mobiles qui barraient cet accès. Heureusement ces derniers ne s’opposèrent guère à notre percée et nous arrivâmes donc en vue des voies de départ mais… du mauvais côté. Impossible d’accéder au quai sans escalader une haute barrière en ciment. Je jetais les colis de l’autre côté, puis hissais ma mère et une vieille dame suppliante au sommet de la balustrade, avant de franchir moi-même l’obstacle et de récupérer ces dames, qui attendaient à califourchon leur délivrance. Après ce très joli numéro de voltige, nous étions dans la place. De nombreux trains bondés étaient au départ. Je réussis à ouvrir une porte, malgré les protestations des voyageurs qui s’estimaient assez nombreux dans le wagon et s’écrasaient contre les vitres. Une fois montés nous nous organisâmes. Une bonne idée à mon actif : l’ouverture des toilettes, dans lesquelles des tas de bagages gênants furent entassés, servant de siège à Maman. (Impossible de préciser le nombre de fois où elle dut sortir pendant le trajet…)
                Alors nous commençâmes à nous inquiéter de la destination du train.
« -C’est celui de Rennes, dit quelqu’un.
-Mais non, il va à Granville, dit une autre personne.
-Pas du tout c’est le train de .. affirma un troisième. »
Fait symptomatique de l’ambiance « paniquarde » qui régnait alors : les voyageurs ne savaient pas réellement où se rendait le train qu’ils avaient emprunté. Il suffisait de quitter Paris. Notre objectif à nous était Nantes et la chance nous sourit. En effet, un bombardement avait détourné le train sur Le Mans, d’où une miraculeuse correspondance nous dirigea vers Nantes. Le pénible trajet dura au total quinze ou seize heures. Nous eûmes tout le temps de lier connaissance avec deux bonnes vieilles dames. Elles se rendaient à St Gilles-Croix-de-Vie (tout près d’où nous allions) possédaient leurs billets de chemin de fer et avaient eu la clairvoyance d’emporter un copieux ravitaillement, qu’elles partagèrent avec nous. Nous nous promîmes de ne pas nous séparer avant d’atteindre notre but.

                Arrivés à Nantes vers minuit, nous sortîmes sans billet grâce à la cohue. Je suivais l’une des dames en disant « Billet devant ! » et Maman précédait la seconde dame en disant « Billet derrière ! ». Nous étions épuisés et notre seule chance de ne pas passer une nouvelle nuit d’émigrants, était de trouver un taxi qui nous permettrait de franchir les 70 derniers kilomètres qui nous séparaient de notre famille. Au bout d’une heure environ, je me rappelle m’être courageusement allongé sur le sol à la vue d’un taxi, denrée rare dont les quelques spécimens déjà entrevus refusaient de s’arrêter.
                Pour mon bien, celui-ci stoppa et, moyennant une somme exorbitante, accepta de nous emmener avec nos compagnes d’infortune, ce qui équilibra nos frais. Vers trois heures du matin, nous pénétrâmes dans St-Jean-du-Monts et la première personne entrevue nous lança « Eteignez les phares ! Il y a une alerte ! ». C’était le garde-champêtre ! Cette injonction, à l’issue d’un périple harassant, dans une localité qui était loin de connaître sa vogue actuelle, avait, reconnaissons-le, un côté déprimant. Après avoir tambouriné à la porte de l’une des deux villas occupées par la famille, une de sœurs de ma mère (ma marraine) vient ouvrir et s’exclama en nous voyant « Quelle horreur ! ».
                Nous ressemblions, paraît-il, à deux charbonniers, car nos deux visages étaient recouverts d’une couche de crasse identique à celle qui stagnait à Paris. Ulcérée par ce cri du cœur, ma mère explosa :
« -Merci de ton accueil ! Après le cauchemar que nous venons de vivre !
-Mais qu’est-ce que vous venez de faire ?
-Tu es inconsciente ou quoi ? Les Allemands sont aux portes de Paris !
-Qu’est-ce que tu racontes ? Vous vous êtes affolés.
-Oh ! C’est honteux de me dire une chose pareille ! »
                A la décharge de ma tante qui, ainsi que sa sœur, s’étaient repliées avec chacune un nouveau-né âgé d’un mois, les nouvelles recueillies dans la presse et à la radio allaient moins vite que les panzers. La famille ainsi presque au complet, nos pensées allaient vers les deux oncles qui se trouvaient quelque part aux armées. Hormis cette inquiétude, notre vie était paisible. Plage, forêt de pins, repas dans le jardin en présence des deux bébés dans leurs landaus et servis par Marguerite (la domestique alsacienne de ma marraine). Cette quiétude fut des plus brève car les nouvelles étaient mauvaises depuis la chute de Paris.

                Lors d’un déjeuner qui se situait très peu de jours après notre exode et alors mêmes que nous allions attaquer un gigot, Grand-Père pérorait à très haute voix sur le fait que les allemands ne passeraient pas la Loire. Un voisin se présenta dans le jardin et s’adressa à nous : « Pas trop d’éclats de voix, les Boches sont à 100 mètres d’ici. ». Interrompant le découpage du gigot, Grand-Père exhala un mot de Cambronne désespéré puis m’intima l’ordre d’aller me cacher dans la chambre. « Allez file, toi, tu sais ce qu’ils leur font aux garçons ! »
                Au même moment, on s’aperçut que Marguerite avait disparu de la cuisine. Je n’eus pas le temps de me lever que déjà trois officiers nazis, les yeux recouverts de lunettes de soleil, aussi vertes que leur uniforme, se présentèrent dans l’encadrement de la porte du jardin. Marguerite était avec eux. Très courageusement, ma Marraine se dressa : « -Qu’est-ce que vous faites là ? Votre place est à la cuisine.
-Mais Matame, che parle allemand !
-A la cuisine, Marguerite.
-Mais Matame, che beux rentre service.
-Ben voyons, elle est de la 5ème colonne, affirma Grand-Père.
-Marguerite, je vous donne l’ordre d’aller dans la cuisine.
-Mais Matame, zes Messieurs, demantent tes champres bour leurs offiziers.
-Dites leur merde !
-Tais-toi Papa ! Dites-leur que nous sommes au complet ici avec deux bébés. »
                Marguerite traduisit et l’un des officiers prononça quelques paroles énergiques.
« -Qu’est-ce qu’il a dit ?
-Il tit que zi ils ne beuffent trouffer des champres, ils les prendront bar la force.
-Ca commence bien, conclut Grand-Père »
                Dieu merci, l’incident fut clos, en ce qui nous concernait. Marguerite avait finalement été utile en sachant expliquer notre situation. En fin de journée, entrant dans la cuisine j’y aperçus un soldat allemand, affalé sur une chaise, Marguerite affairée et Maman debout et digne, qui finissait de raconter sa vie. La conversation était démente. Le visiteur parlait un peu français et les deux femmes, incapables de se débarrasser de lui, écoutaient ses doléances sur les malheurs de la guerre et la tristesse de la séparation familiale. Maman avait enchaîné sur les difficultés que peut trouver une femme seule à élever deux enfants. La conclusion fut assez belle. Sortant une pièce de 10 francs, l’allemand la tendit en disant :
« -Voilà Madame, pour aider à élever les garçons.
-Vous êtes très gentil, mais je m’en suis toujours sortie seule.
-S’il vous plaît, Madame, c’est un plaisir.
-Non Monsieur, gardez votre argent. Je n’en suis pas là…
-Vous refusez parce que je suis un Allemand. Ah ! la guerre, grand malheur !
-Mais non, mais non, vous ne m’avez pas compris, je n’ai pas demandé la charité… »
Et l’Allemand partit, très triste…

                Les occupants n’étaient pas là depuis 24 heures que déjà leur présence était parfaitement organisée. Installés et camouflés avec leurs véhicules dans la forêt de pins, juste derrière notre villa, ils avaient pris notre jardin comme passage public et saluaient bien poliment lorsqu’ils traversaient et que nous étions attablés. Cela peut paraître très sot aujourd’hui, mais je m’étais aventuré pour la première fois vers leurs tentes de campagne, tel un lapin craintif sorti de son terrier. J’avais été attiré par des marches militaires françaises, sorties tout droit d’un vieux phonographe figurant dans leur butin de guerre. Ma surprise avait été plus grande encore en regardant bêtement un SS qui se rasait devant une petite glace accrochée à son camion.
« Ces gens-là étaient donc comme nous ! »
Ils se rendaient en rang, au pas et en slip de bain, vers la plage à heures fixes, tout en chantant à plusieurs voix « Aïli-aïlo-aïla » et ils chantaient juste. J’avais accepté, malgré les injonctions de ma mère, une tablette de chocolat offerte par un vainqueur. Elle n’était pas empoisonnée ! Ce fut mon premier acte irréfléchi de collaboration… et je n’en connais pas d’autre.
                Au bout de 3 ou 4 jours, le tambour de la ville invita tous les jeunes gens, à partir de 14 ans, à se rendre dès le lendemain matin à 8h à la mairie. Renseignements pris : un officier supérieur allemand avait reçu un ballon de football dans les jambes et le commandant local avait eu l’idée d’occuper tous les jeunes désœuvrés à des tâches dignes d’eux. Le jour dit, je retrouvais une quantité appréciable de concitoyens devant la petite mairie. On nous mis une pelle sur l’épaule, en colonne par deux et nous démarrâmes au pas en direction des dunes. Arrivés devant une petite église très ensablée, on nous mit en demeure de la dégager en creusant tout autour. Le lendemain, nous rebouchions ma tranchée et le surlendemain nous refîmes le trou. J’avais été très vite lassé de ce travail stupide, inutile et les énormes ampoules au creux de mes mains décidèrent pour moi que les meilleures plaisanteries sont les plus courtes. Je restai à la maison le 4ème jour. Il y avait d’ailleurs un fait nouveau. L’armistice était signé et les autorités, débordées par le nombre de réfugiés, souhaitaient que ces derniers regagnent leur domicile afin de mieux ravitailler les autochtones. Il fut décidé que les camions allemands transporteraient à Nantes et en priorité les gens qui travaillaient dans la capitale (ceci pour redonner vie à la nation).

                Le jour fixé, ma mère et moi, seuls éléments actifs, repliés à St-Jean-de-Monts, reprenions nos baluchons et embarquions à bord d’un véhicule de la Wehrmacht. L’arrive sur la place de la gare de Nantes fut apocalyptique ! Il y avait une foule de plusieurs milliers de personnes qui piétinait devant des portes closes. En fait, il y avait peu ou pas de trains, ce qui n’avait guère préoccupé les responsables de notre nouvel exode. Lorsque les camions furent repartis, le fait de nous retrouver là, entassés et pourtant seuls, nous désespéra et nous décida très vite à faire quelque chose.
                Nous réussîmes à apprendre que les camions allemands faisaient une halte appréciable sur une place de Nantes, avant de regagner St Jean. Toujours nantis de notre barda, nous arpentâmes la ville avant de découvrir (ô joie !) lesdits véhicules et leurs chauffeurs qui vidaient force bouteilles de bière. Notre conducteur, qui ne parlait guère français, fut rapidement circonvenu par notre langage petit-nègre. Il acceptait de nous rembarquer au terminus, malgré l’intervention inopportune de jeunes scouts trop zélés qui nous taxaient de désobéissance. Une belle envolée lyrique de Maman cloua le bec de ces morveux. Le voyage de retour nous fit presque regretter la gare de Nantes. L’allemand conduisait en chantant et en sifflant… des canettes de bière. Il était ivre-mort et arracha sous les huées de ses occupants la poignée de portière d’un camion venant en sens inverse, tout en forçant l’allure, pour se soustraire aux remontrances de ses congénères. Ce furent 70 km rapides mais angoissants.
                Parvenus à destination, nous retrouvions la famille et passions quelques jours discrets à St-Jean en attendant l’amélioration des transports. Puis ce fut le retour, sans histoire, dans la capitale, suivi de l’apparition des tickets d’alimentation et de la reprise du travail.  Je réintégrais ma succursale de la gare St-Lazare, avec résignation.

                On me nomma chef des réparations, titre ronflant et unique, qui rapportait plus d’ennuis que d’argent. J’étais responsable des ressemelages, avec une guelte de 2,5%. Il me fallait pour cela tenir un livre de sorties, astiquer et empaqueter les chaussures, les ranger par ordre alphabétique et subir les doléances des clients, puisque les réparations n’étaient jamais livrées à la date prévue. Mes gains quotidiens disparaissaient largement dans le déjeuner que je prenais au petit restaurant d’en face et dont le menu ne variait guère : hachis Parmentier et une pomme en l’air, agrémentés de la modeste ration de pain dévolue à un J3.
                Les mois passèrent, l’hiver fut rude. Sur l’intervention de Grand-Père, je passais à 15 francs fixes par jour. Puis je fus promu vendeur « seconde ligne » ce qui, en cette période de restriction était un distinguo subtil pour me donner un avancement inutile. En effet, je ne bénéficiais d’un client que dans la mesure où le premier vendeur était lui-même occupé ! Or, les bons de chaussures étaient délivrés aux usagers avec un compte-goutte, tandis que la plupart des tailles courantes manquaient et que les modèles disponibles déplaisaient aux acheteurs. Tant et si bien que le premier vendeur avait tout le temps de réaliser sa vente et d’accueillir le chaland suivant. Pendant ce temps-là, je regardais mon collègue débiter sa marchandise, tout en répétant inlassablement aux clients insatisfaits « Repassez dans huit jours ».

(A suivre...)

(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios

 

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