dimanche 13 avril 2014

Philippe Dumat : Mémoires d'un inconnu (Partie 3/7)

Une fois par semaine, retrouvez sur Dans l'ombre des studios un nouvel épisode des souvenirs de jeunesse du comédien Philippe Dumat...

(Partie 1: Enfance, Débuts dans la chaussure, L'ExodePartie 2: Marchand de chaussures, Figuration, Le mur de l'Atlantique , Partie 3: Fin du mur de l'Atlantique, Théâtre Pigalle, Audition pour une tournée, 
Partie 4: Première tournéePartie 5: Première tournée (suite)Partie 6: Défense passive, Libération de ParisPartie 7: Spectacles patriotiques à la Libération, Vidéo bonus)     



               Ma soif de documentation militaire me conduit un matin à m’acoquiner avec un camionneur dont le véhicule devait livrer une cargaison à l’intérieur de la base sous-marine. Il fallait un laisser-passer très spécial pour pénétrer dans le sanctuaire des « V-Boots ». Prenant des risques stupides, je me cachais au milieu de la marchandise, échappant à une fouille succincte des sentinelles et entrant dans la place. Une fois à l’intérieur, plus de danger. Le conducteur me fit sortir et j’assistais, fasciné, au départ d’un submersible. Equipage rangé sur le pont et musique militaire saluant ceux qui prenaient la mer. Un ouvrier français, auprès de qui je m’informais, m’affirma :


« C’est rare, ceux qui reviennent. On voit jamais les mêmes, parce qu’ils commencent à dérouiller. »

                Et je ressortis sans problèmes, assis près du chauffeur. Tous les jours, le ciel était plein d’avions allemands caracolant. Je sus très vite qu’il y avait dans les parages un centre-école pour les jeunes pilotes de chasse de la Luftwaffe. Les accidents étaient nombreux. J’assistais, un après-midi, aux ébats de leurs appareils, exécutant de jolies figures aériennes et j’étais juste en train de penser « Mais ils vont finir par se rentrer dedans ! » lorsque les quatre avions se télescopèrent avec un ensemble parfait, explosant en vol. Je notais sur mes tablettes que l’entraînement coûtait aussi cher que les opérations de guerre et que les malheureux jeunes gens ne figureraient pas au communiqué officiel ! C’est beau, la guerre !

                Un petit fait amusant émailla l’un de mes jeudis. Il existait à flanc de côte une petite baraque en bois, édifiée pour la satisfaction des besoins naturels. Ce lieu, pour n’être pas le plus propice à la rêverie, avait l’avantage d’être situé entre la mer et le ciel. Au-dessus, c’était le bord de la falaise, sur laquelle l’un des bunkers se construisait. La pente était douce pour y accéder. Je m’y rendis donc cette fois-là et, la porte ouverte, je contemplais la mer et les rochers. Le ciel était bleu et ma station fut très prolongée. Au bout d’un certain moment, de véritables rafales de balles crépitèrent au-dessus de moi. Je ne compris guère ce qui se passait et demeurait coi un certain temps. Profitant d’une accalmie, je quittai mon habitacle et remontai à plat ventre vers le sommet. Parvenu au ras du sol, je sortis mon mouchoir, l’agitai puis passait timidement la tête. Un énorme éclat de rire salua ma sortie. Il y avait là un groupe d’allemands, casqués et armés. Ces messieurs avaient profité de mon long séjour aux latrines pour installer des cibles au bord de la falaise et effectuer des exercices de tir réel. L’histoire du monsieur bloqué dans les waters par une pluie de balles eut le don de divertir mon entourage.



                Un autre après-midi fut moins drôle. L’un des camions qui venait de vider son chargement s’en retournait faire le plein en ayant oublié de redescendre sa benne. Le bruit du moteur, ajouté à celui d’un châssis tintinnabulant sur les cahots, empêchait le chauffeur d’entendre mes hurlements. Je sentais le drame car la benne, dressée vers le ciel, se rapprochait de tout un réseau de fils électriques et téléphoniques tendus très bas sur de vulgaires pieux. Il s’agissait des transmissions du QG allemand tout proche. J’avais beau courir et crier, l’inévitable se produisit. Le camion arracha imperturbablement les fils et leurs poteaux, tandis que des nuées d’allemands en tenue de combat convergeaient vers le véhicule. Le camion s’arrêta enfin devant ce déploiement de forces. Les « Fridolins » n’avaient qu’un mot à la bouche : « Zabotache ! »

                Le malheureux chauffeur fut arrêté et emmené. J’insistais pour l’accompagner et je pense vraiment avoir été utile à quelque chose. Exagérant mes fonctions, me portant garant de sa bonne foi et me déclarant l’ami des allemands, je pus circonvenir l’officier chargé de l’interrogatoire du « saboteur ». Nous pûmes repartir ensemble et le malheureux conducteur, tout tremblant, me fit le plaisir de me dire « T’es un pote, merci. Sans toi, y m’envoyaient au ballon et pi, ces cons-là, y z’ont vite fait d’prendre des otages… »

                Je me suis un peu attardé sur une période de deux mois, mais disons qu’elle m’ouvrit certains horizons inconnus, qu’elle me fit mesurer une autre sorte de dangers et de cafard. En bref, qu’elle me fit les pieds. Il y eut une chute à cette aventure. Elle arriva en plein midi, alors que les sirènes se déclenchèrent au moment du dessert.

« Tiens, il n’y a jamais eu d’alerte à cette heure-ci ! »

                Nous terminâmes sans hâte le déjeuner et sortîmes de la cantine en entendant un important ronronnement de moteurs. Venant de l’intérieur des terres vers la mer, une imposante formation de bombardiers étincelait dans le ciel bleu.

« -Oh regarde, ce sont des « Liberator » !

-1, 2, 3, 4, 5…. 15 !

-Y en a d’autres derrière ! 1, 2, 3, 4, 5… 15 ! »

La vue d’une quatrième vague, en train de lâcher des chapelets de bombes qui provoquaient une série d’explosions dans notre direction, nous donna des ailes. Successivement, les deux comptables et moi-même plongeâmes dans un immense trou destiné à recevoir les ordures. Dieu merci, il n’avait pas encore servi, mais le contraire n’eut rien changé. Terrés dans notre abri, nous subissions le fracas épouvantable, provoqué par le lâcher de joujoux d’une tonne. Il est des moments où le temps est interminable. Quelques minutes suffirent à transformer ce bruit d’enfer en un silence angoissant.

« Ca a l’air d’être fini », murmurais-je au camarade sur lequel j’étais vautré. Je vis alors qu’il était livide et que le sang coulait sur son visage. Rien de grave, mais un minuscule éclat avait touché son front, provoquant cet impressionnant saignement. Après m’être palpé instinctivement, je fis surface. Un regard panoramique me confirma l’étendue des dégâts. Descendue du ciel, « l’échelle de la mort » avait accompli son ouvrage. Plus de cantine, plus de dortoirs (les ouvriers, eux, déjeunaient sur les chantiers, ce qui évita un massacre) ma maison à moitié détruite, etc. Seule la base sous-marine se profilait impavide au milieu des ruines et de la fumée. On dégagea aux alentours une cinquantaine de morts et de blessés : allemands, femmes de ménage ou employés d’autres firmes. Je retrouvais, au milieu des gravats, ma petite armoire en bois blanc et son contenu ainsi que… mon réveil-matin, intact, sous les décombres.



Ce bombardement m’ouvrit instantanément les yeux. Ils avaient bombardé, ils recommenceraient. Brave mais pas téméraire, j’eus tôt fait d’alerter mon chef, ma mère, M. Joseph… et de leur faire savoir que je n’avais aucune envie de périr sans gloire au « Mur de l’Atlantique ». De plus, l’appel systématique des travailleurs pour l’Allemagne s’effectuait depuis peu selon un nouveau critère : par classe d’âge. La mienne, la 45, avait donc tout son temps. Même chez Bally, je ne risquais plus de partir, en dehors du volontariat. Une fois encore, le patron me tira une épine du pied, en me faisant savoir que j’allais être « muté » à Marseille. Ce n’était qu’un distinguo subtil pour me ramener à Paris discrètement. En effet, l’organisation Todt se partageait la France en quatre secteurs distincts et sans liens entre eux. Je n’avais donc pas le droit de quitter l’O.T. mais pouvais obtenir le visa de sortie nécessaire à mon futur transfert. Une fois parti de La Pallice, on perdait ma trace.

                Mes dernières 48 heures sur le tas furent instructives. En effet, c’était, avec un mois de retard sur les prévisions allemandes, l’achèvement de l’un des trois grands bunkers côtiers. Le coulage du béton sur la masse de ferraille et de coffrage, devait s’effectuer durant près de 24 heures ininterrompues, à l’aide d’une quinzaine de bétonneuses. Ma présence, sur le chantier, fut donc aussi permanente que celle des ingénieurs et ouvriers. De temps à autre, des officiers de l’O.T. venaient surveiller le travail. Dès qu’ils avaient le dos tourné, M. Chaulvy donnait l’ordre de balancer au milieu des coulées grisâtres, d’énormes pierres. M’étant informé du pourquoi de la chose, il me fut répondu :

«-Les « frisés » nous paient un prix coquet chaque ouvrage réputé d’une solidité à toute épreuve. Or, avec ce système, si une belle bombe tombe dessus, le blockhaus ne tient pas le coup !

-Une action de résistance bien payée, en somme !

-Voilà. On bouffe bien, on est bien payé et on livre de la m… ! »

                En voyant aujourd’hui certaines constructions modernes on est tenté de croire que le précepte est toujours en vigueur ! C’est le cœur joyeux que je me suis embarqué à La Rochelle, par un beau matin de juin 43, dans le train de Paris. Je ne pensais alors être si près de l’occasion qui allait déterminer ma vie et combler le vœu auquel j’aspirais, sans oser y croire. (Initialement, mon propos devait ne débuter qu’ici).



                Rentré dans la capitale, j’eus la chance de n’avoir pas le temps de réintégrer un quelconque magasin de chaussures. L’un de nos bons amis, Maurice Hilbert, alors directeur de la scène au Théâtre Pigalle, me contacta presque aussitôt. Il connaissait mon attirance pour le métier de comédien et s’informa de savoir si j’étais toujours dans les mêmes dispositions. Dans l’affirmative, il avait la possibilité de me faire engager comme doublure dans l’opérette Rien qu’un baiser. Il fallait se décider immédiatement et surtout convaincre la famille. Ma mère n’était pas foncièrement « contre » et son problème primordial était financier. Ma grand-mère estimait qu’on ne doit pas lâcher la proie pour l’ombre lorsqu’on est assuré d’un bel avenir dans la chaussure. Oncles et tantes considéraient ma démarche comme un enfantillage. Bref, tout le monde avait des raisons valables pour m’éviter des désillusions, alors qu’il est évident que seul un essai, même infructueux, peut vous dispenser du regret de n’avoir pas entrepris. J’eus même droit à certaines phrases maladroites du type : « Si ton grand-père était encore de ce monde, il ne serait pas question de ne pas retourner chez Bally ».

                J’obtins d’accepter ce premier contrat, quitte à reprendre le droit chemin à son expiration.

                Fou de joie, je fus présenté aux directeurs du Théâtre Pigalle qui n’étaient autres que deux célèbres illusionnistes : les frères Isola. J’étais engagé aux appointements quotidiens de 85 francs pour doubler trois rôles. On avait bien entendu « glissé » sur mon manque total de métier. Il s’agissait de trois jeunes avocats stagiaires, capables de pousser la chansonnette. En scène, ils ne se quittaient pratiquement pas et travaillaient en compagnie du fils de la maison (Pierre Doris, débutant et filiforme) au service du grand avocat (le délicieux Florencie qui mourut tragiquement en 1952, au cours d’un accident survenu en tournée). Le reste de la distribution comprenait Germaine Roger, José Noguero, Alice Tissot, Louis Blanche, Max Raoul, Lucette Meryl, Tarquini d’Or, etc. Mon contrat démarrait le 1er juillet 1943. Il n’était pas aisé d’apprendre trois rôles dont les apparitions et les répliques se chevauchaient, mais je ne doutais de rien et avais une bonne mémoire. Je ne perdis pas de temps et en 48 heures, je savais deux rôles. Le lendemain exactement, je fus alerté en catastrophe : « Tu joues ce soir, il y a un malade ! ». L’avez-vous deviné ? Il s’agissait du troisième !

                Après m’être précipité sur la brochure, mélangeant quelque peu les trois personnages, je m’apprêtais, le soir, sans aucune répétition, à me jeter à l’eau. J’avais une certaine angoisse au seuil de cette première performance, mais je ne me souviens pas avoir ressenti ce trac obsédant qui, d’ailleurs, croît avec l’âge. L’inconscience de mes 18 ans m’aidait.

               

Dès le lever du rideau, le premier secrétaire apparaissait à la cour (à bâbord, pour les profanes) en chantant un petit quatrain qui débutait ainsi :

« Premier secrétaire du Maî-tre, du grand avocat Vannier… »

Aussitôt après, le deuxième secrétaire entrait par le côté jardin (l’autre) claironnant, un demi-ton au-dessus : « Deuxième secrétaire du Maî-tre… »

                Tapi derrière la fenêtre du fond, au travers de laquelle le troisième secrétaire devait faire irruption, votre serviteur pétrifié guettait la fin du couplet précédent afin de se lancer dans l’aventure « un autre demi-ton au-dessus ». Le moment arrivé, j’aurais embrassé la trompette qui me claironna la tonalité exacte de ma partition. Mon oreille, heureusement douée, accrocha la note et j’entrais à point nommé aux accents de « Troisième secrétaire du Maî-tre… » terminant le quatrain, assis dans un fauteuil comme il était prévu. Mon voisin le plus proche me glissa entre les dents un encourageant « Très bien », alors même que Doris faisait son entrée en précisant : « Moi qui suis le fils du Maî-tre… ».

                La glace était rompue et mon siège ébranlé par une chute sans douceur. Presqu’aussitôt commençait une scène de comédie où les quatre jeunes personnages parlaient « métier ». S’adressant à moi, Doris me demanda des précisions sur la « Grosse » de l’affaire Lamouroux. Ravi de connaître mon texte, je m’apprêtais à embrayer, lorsque soudain le voile tragique du trou de mémoire égara mon œil et fit trembler mes jambes. Dans ces cas-là, le silence paraît sans fin et l’impression est des plus pénibles. Me sortant avec à propos de l’impasse, je fis du coup ma première (et ô combien involontaire) vacherie en scène. Me tournant vers le second secrétaire, je répliquais à Doris : « Dick est plus au courant que moi, il va t’en parler. »

                Je pensais avec juste raison, que le dit-camarade ayant beaucoup joué la pièce serait en mesure de sauver la situation. Une épingle dans les fesses ne lui aurait pas fait plus d’effet. Ses yeux s’arrondirent, tandis que les miens s’apaisaient et ce fut lui, le pauvre, qui donna l’impression de n’avoir pas appris son texte. L’incident se termina rapidement, Doris ayant changé de sujet. Le camarade me remercia vivement pour mon initiative… et je dus passer pendant quelques jours pour un dégoûtant personnage, doublé d’un « amateur » (ce dernier point, des plus péjoratifs dans le métier, était en somme assez exact).



                Le succès de Rien qu’un baiser, qui durait depuis plusieurs mois, ne se prolongea guère plus de six semaines après mon engagement. Il est bon de préciser qu’une opérette à grand spectacle, Feux du ciel, guettait la scène du Théâtre Pigalle pour y dérouler ses fastes. L’auteur en était Jean Tranchant, l’une des vedettes Elvire Popesco, et le metteur en scène Pasquali. Je me suis laissé dire que les capitaux disponibles pour les producteurs de ce spectacle étaient énormes. Comme il fallait bien justifier un arrêt de Rien qu’un baiser, un discret sabotage de nos recettes paraissait une bonne idée. J’ai eu, par deux spectateurs amis, le récit de l’un des moyens employés. Se présentant à la caisse pour y acheter deux billets à plein tarif, ils s’entendirent proposer par une guichetière deux places à tarif réduit pour les fauteuils d’orchestre. Ravis… mais surpris, ils réalisèrent donc une économie qui, répercutée sur de nombreux autres clients, se traduisit très vite par une baisse rapide de nos moyennes hebdomadaires.

                Il s’agissait pour moi (et cela est toujours le cas dans ce métier) de penser à l’avenir. Ce sentiment perpétuel qu’a le comédien de repartir chaque fois à zéro. Cette incertitude du lendemain, à la fin d’un engagement, l’impression désagréable de se dire qu’il n’y a aucune raison pour que quelqu’un vous propose un nouveau contrat, en un mot, l’angoisse qui vous étreint au bon ou au mauvais moment de votre carrière, tous ces éléments procurent, je crois, le piment qui excite ou décourage la vocation.

                M’étant renseigné sur place des possibilités de faire partie de la distribution suivante, j’obtins le jour et l’heure d’une audition devant Fred Pasquali. Dans ma candeur naïve, je ne comprenais pas pourquoi, ayant prouvé les capacités dans ce théâtre, il me fallait subir un test parfaitement inutile à mes yeux. Las, j’appris pour la circonstance le tango de Rose de France, sans pouvoir dire ici ce qui a guidé mon choix. Le jour de l’audition arriva. Convoqué à 14h, je me présentai dans mon théâtre avec ma partition et mon trac. Il y avait une pianiste, deux garçons pour la même discipline que moi et une danseuse. Nous eûmes le temps de répéter nos airs plusieurs fois car Pasquali nous laissa dans les affres jusqu’à 16h30 environ. Je garde de cette journée un souvenir peu agréable et j’ai eu bien des fois l’occasion depuis, de dire à Fred combien il avait été abominable avec les malheureux postulants. Je me suis contenté de lui raconter ces moments totalement sortis de sa mémoire.

                Il entra donc en trombe dans le studio de répétitions, suivi d’un monsieur dont j’ignore encore le nom. Fort en retard, le petit bonhomme (qui a toujours l’air d’être monté sur des ressorts) se posa sur une chaise, lançant à la cantonade avec un petit air sarcastique :

« J’espère que vous avez eu le temps de répéter et que vous êtes au point. Première personne, M. Untel ».

L’intéressé se leva. Il tremblait autant que la partition entre ses mains, ce qui mit tout le monde mal à l’aise.

« -Vous allez nous chanter… ? 

-La Veuve joyeuse.

-Je vous écoute. » (Phrase toute relative, car Pasquali poursuivait à voix basse, avec celui qui l’accompagnait, une conversation à bâtons rompus).

                Le malheureux attaqua « Heure exquise, qui nous grise lentement » avec une voix complètement coincée. Je me sentais de plus en plus à l’aise, prenant l’attitude du monsieur qui n’est pas là. A mi-parcours, Pasquali se retourne vers le candidat en lui lançant :

« Merci Monsieur. Mettez-vous à gauche. Suivant, Melle Machin ! »

                C’était au tour de la danseuse qui attaqua avec vigueur sur un rythme de valse. Il fallait bien, cette fois, regarder pour juger. Pasquali interrompit les ébats de la jeune fille :

« Recommencez-moi ça, en vous donnant un peu plus de mal. J’aimerais quelques entrechats supplémentaires ».

                Après nouvelle exécution, ce fut la phrase rituelle :

« Merci Mademoiselle. Mettez-vous à gauche. Suivant, M. Dumat »

                Après m’être précipité auprès de la pianiste, en me raclant la gorge, j’entrai dans le vif du sujet « Dis-lui, Rose de France, qu’elle est ma joie, mon bonheur… ». Je sentais bien, malgré tout mon désir, une énorme difficulté à assurer une sonorité correcte. « Dis-lui, Reine des fleurs, qu’elle emporte mon cœur… ». Puis, ce fut le miracle. Voyant que le metteur en scène parlait à son acolyte, sans me regarder, je me décoinçais, libérant de belles envolées lyriques. On me laissa finir mon morceau. « Merci Monsieur, mettez-vous à droite. Suivant, M. Tartempion »

                Le dernier candidat poussa sa chansonnette en détonnant complètement et fut envoyé avec les autres. Après quoi, Pasquali invita tous ceux qui avaient été mis à sa gauche à s’en aller. Se tournant vers moi, le seul à la droite de Dieu, il me pria, sur un ton soudain mielleux, de le suivre. Mon cœur battait la chamade. Décidément, j’étais fait pour ce métier…

                Assis derrière un immense bureau, Fred entama le dialogue :

« -Au début, votre voix ne m’a ab-so-lu-ment pas intéressé, puis elle a peu à peu pris de l’ampleur et de la chaleur…

-Bien sûr, vous ne me regardiez plus ! »

                Petit rire nasillard et forcé de mon bourreau, puis…

« Bref, j’ai encore besoin de choristes et je vous engage à 2000 francs par mois. »

                Après un long silence déçu, je me hasardais :

« -Il n’y a pas de petits rôles ?

-Non, Monsieur Dumat, les chœurs.

-C’est que je viens de jouer un rôle où je gagnais plus et où on a été content de moi.

-C’est possible, M. Dumat, je vous offre 2000 francs pour les ensembles.

-Oui, mais vous comprenez, dans la vie il faut s’élever, et là je rétrograde.

-Je n’y peux rien. Alors, qu’est-ce que vous décidez ? »

                Voyant l’impatience naissante de mon interlocuteur, je sortis tout à trac :

« Laissez-moi réfléchir, il faut que j’en parle à Maman ! »

                Ce fut à son tour d’être surpris… « Ecoutez… heu… j’ai beaucoup de travail, les répétitions sont commencées, je vous donne 48 heures pas plus, parce que je n’ai plus de temps à perdre. »

                Ma demande de réflexion, qui peut paraître bizarre de la part de quelqu’un en mal d’engagement, était motivée par la déception autant que par le désespoir de penser qu’il me faudrait bien accepter l’emploi proposé. Je pris congé, avec la fierté d’avoir sauvé l’honneur dans un inutile combat d’arrière-garde.



                Je ne devais plus remettre les pieds au Théâtre Pigalle et je voudrais dissiper un doute le concernant : ce n’est pas parce que j’y fis mes débuts qu’il est devenu aujourd’hui un garage !!! Construit, je crois, par les Rothschild, cet édifice était indiscutablement très confortable mais ses boiseries foncées lui conféraient une indéfinissable tristesse. Côté scénique, il n’avait rien à envier au Châtelet. 30 mètres séparaient les cintres des sous-sols. Deux plateaux superposés (dont l’un tournant) pouvaient monter, descendre, reculer, se superposer ou se mélanger. Bref, l’ingéniosité de la machinerie était aussi célèbre que les pannes qui l’affectaient. Mais alors, direz-vous, il a eu l’inconscience de refuser Feux du ciel ? Eh bien, oui. Cela avant l’expiration du délai de 48 heures qui m’était imparti et grâce à une bonne étoile qui avait encore le nom de M. Hilbert, l’ami qui m’avait fait engager au Pigalle. Celui-ci venait d’apprendre par une camarade de la troupe, la brusque maladie d’un acteur important (important par les rôles qu’il jouait) au sein des tournées Bernard Dupré. Il s’agissait d’interpréter le Père des Deux gosses et l’avocat de La Porteuse de Pain. Situation grave si l’on sait que la tournée débutait… dans trois jours. « Si tu te sens capable d’apprendre les deux pièces dans les délais, appelle tel numéro » me dit Maurice.

                Ma belle inconscience aidant, il ne se passa que quelques minutes avant que la sonnerie du téléphone retentisse chez Bernard Dupré. Je me rendis ensuite chez lui. Charmant, mais atterré par mes 18 ans. J’étais évidemment bien loin de l’âge du rôle, mais ne s’agissait-il pas encore de sauver la situation. Il m’offrit 100 francs de cachet et autant de défraiement, me confia les brochures en me suppliant d’apprendre au plus vite les rôles et de me trouver le lendemain à 14 heures dans un studio du boulevard de Strasbourg pour y répéter, à la hâte avec une troupe déjà prête au départ.

                J’avais, à l’époque, une mémoire presque photographique qui me permettait presque de retenir une page après l’avoir lue deux ou trois fois, mais je dois avouer que les textes de Mrs P. de Courcelles puis J. Dornay et X. de Montépin n’avaient que peu de rapport avec ce que l’on dit dans la vie courante. Je passai la fin de la journée et toute la nuit le nez dans les brochures, me retrouvant au petit jour, avec la tête vide et les yeux bouffis, entouré de ces maudits mégots dont on croit qu’ils vous ont aidé. Un petit roupillon pour permettre aux phrases de se caser dans la tête, un déjeuner simple (ce qui était facile à l’époque) et je me trouvais à deux heures à la répétition. Je fus accueilli par le directeur, l’administrateur-acteur de la troupe (un grand gaillard sympathique) et une douzaine de comédiens aussi célèbres que moi. Je sentis, à ma vue, un vent de surprise, une certaine compassion, le doute sur mes possibilités et la résignation en face du malheureux jeune homme, visiblement inapte à leur éviter le chômage.

                Après une rapide présentation, la mise en place commença. On ne travailla, bien sûr, que mes scènes. Avec courage, j’avais fermé mes brochures, ânonnant un texte tout frais qui, néanmoins, sortait presque dans l’ordre, au grand étonnement de chacun. L’optimisme renaissait à la ronde. En fin de journée, le directeur me demanda si « vraiment, je n’avais jamais joué De Kerlor » ?

« -Je vous jure, Monsieur, que je n’ai jamais, à mon âge, joué le Père dans Les Deux Gosses !

-Qu’est-ce que vous faisiez avant de faire du théâtre ?

-Je vendais des chaussures. »

                Me frappant sur l’épaule et prenant à témoin les autres acteurs, il me lança alors sentencieusement :

« Ca aurait été dommage que vous continuiez à vendre des chaussures ! »

                Une bouffée de fierté embua mes yeux. Décidément, je suis doué pour ça ! Il n’est pas possible que tout le monde me mente ! (Réflexion toujours valable par la suite). Quelle chance d’exercer, avec un certain bonheur, ce pour quoi l’on est fait.

                La soirée passa à consolider la mise en bouche de mes textes et le lendemain vit une autre séance de travail sur la mise en scène. Le départ, ne l’oublions pas, était pour le jour suivant : 5 septembre 1943. J’avais été tellement absorbé par mon labeur, que je ne connaissais rien d’autre que mon cachet. Je sus donc que la première série de représentations s’étalait jusqu’au 24 octobre (série renouvelable en novembre, avec adduction de deux autres mélodrames) que les voyages s’effectuaient par le train et que notre première avait lieu à… Marseille.

« -Marseille ? dis-je avec une nuance d’orgueil.

-Oui. 8h50 gare du Nord et changement à Beauvais, précisa l’administrateur Robert Houlvigne. »

                J’eus quelques secondes d’indéfinissable flottement, avant de m’entendre dire :

« -Nous commençons souvent par Marseille-en-Beauvaisis, vous verrez, c’est un excellent rodage.

-Oui, bien sûr, suis-je bête, Marseille c’était trop ! »

                D’ailleurs, je me rendis compte par la suite que les grandes villes étaient réservées aux jours de relâche ! Ainsi nous écumâmes littéralement la Seine-Maritime (celle qui n’a pas supporté d’être inférieure !) et le centre de repos en était le chef-lieu : Rouen.



(A suivre...) 


(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios 







 

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